Ne pas jubiler tous les jours de notre vie de parent, est-ce mal? Peut-être pas, mais ça reste malgré tout tabou comme sujet. En effet, peu de gens osent dire qu’ils sont parfois malheureux dans ce rôle qui, avoue-le sans gêne, s’avère très demandant. En réalité, avouer qu’être parent est difficile – voire même que, certains jours, on passerait parfois volontiers notre tour – est aussi mal vu qu’une femme enceinte qui affirme ne pas aimer la grossesse. Pourtant, c’est non seulement possible, c’est même normal, et, si l’on en croit les études, c’est aussi beaucoup plus fréquent qu’on pourrait le penser.
Crise de la parentalité
La crise de la parentalité ne date pas d’hier : la toute première étude portant sur le sujet, Parenthood As Crisis, date en effet de 1957. Depuis, les textes et les études scientifiques qui se sont penchés sur le sujet se sont multipliés. Leur conclusion est toujours similaire : les hommes et les femmes qui sont parents, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne sont pas plus heureux ou accomplis que ceux qui n’ont pas d’enfants. En fait, ils le sont même souvent moins. Ouch...
Bien entendu, lorsqu’un enfant arrive, tout ce qu’on avait connu se transforme. Le sommeil, la routine, les sorties, le couple. Les nouveaux parents se retrouvent donc pris dans un véritable tourbillon de tâches, d’obligations, de stress et, bien entendu, d’émotions. D’ailleurs, beaucoup de couples ne survivent pas à l’arrivée des enfants, qu’ils reçoivent comme un véritable choc à leur union qui chambranlait déjà. Mais comment expliquer, alors, que toutes les études pointent dans cette direction, alors que les parents prétendent être heureux? Qui dit vrai, qui dit faux?
Entre joie et plaisir
C’est sur cette question que s’est penchée la journaliste américaine Jennifer Senior après la naissance de son propre fils. Pour y voir plus clair, elle a alors compilé les études et consulté des dizaines de spécialistes et parents. Dans son ouvrage parut en 2014, All Joy and No Fun – The Paradox of Modern Parenthood, Senior explore donc à son tour l’épineuse question et en vient à la conclusion que, inévitablement, les enfants transforment la vie de leurs parents. Selon elle, être parent se résume ainsi : « Des moments de grande joie et de satisfaction profonde qui émergent d’une mer de frustrations, de difficultés et de culpabilité. Bref, All Joy and No Fun… » Mais pourquoi? Est-ce que les enfants sont à ce point intolérables?
Non : selon elle, c’est surtout parce que la parenté a énormément changé au court des dernières décennies. D’une part, notre mode de vie s’est métamorphosé. Le rythme dans lequel nous fonctionnons est tout simplement étourdissant et, pourtant, on a toujours l’impression de ne pas en faire assez. Le nombre de livres et de modes d’emploi pour enfant qui est publié chaque année fait d’ailleurs bien état de notre « panique collective ». Comme elle l’expliquait lors d’une conférence au TED, il y a quelques années à peine, un seul livre existait sur le sujet de l’éducation des enfants, alors qu’aujourd’hui, ils sont carrément innombrables!
Travail à temps plein
Bref, être parent, c’est un travail à temps complet, des couches aux boutons d’acné. Le temps passe et les enjeux changent, mais, pendant une quinzaine d’années, les parents doivent mettre leur propre vie, leurs propres besoins, de côté : les enfants passent toujours en premier et, même si on s’en doute déjà avant la naissance, ce changement drastique peut causer quelques frustrations. On estime qu’un enfant, avant d’être autonome, coûtera environ 200 000 $ à ses parents. C’est dire que son éducation implique de grands sacrifices, en particulier pour les ménages de la classe moyenne. À ces nombreux sacrifices, il faut ajouter les petites frustrations quotidiennes, les « Ne touche pas à ci… », « Fais ta chambre », « Pas comme ça… », « Lâche ta sœur… », qu’on établit au nombre de 23 à l’heure! Il n’est donc pas si étonnant que, quelques fois, un parent se permet de rêver à sa vie d’avant...
Modèles changeants
D’après Jennifer Senior, une des raisons pour laquelle les parents d’aujourd’hui trouvent leur tâche si difficile, c’est que le modèle parental a changé. Il n’y a pas si longtemps, les enfants travaillaient : dans la maison, à la ferme, à l’usine… Le rôle des parents était donc de leur procurer un toit, des habits, de la nourriture, et les enfants payaient en quelque sorte ce service en aidant ou en rapportant un revenu additionnel à la maison. Bien heureusement, le dernier siècle a vu l’éducation devenir obligatoire et, par la même occasion, celle-ci a pris la place du travail de l’enfant. Ce qui cause de la confusion, c’est que le parent, avant, savait exactement à quoi préparer son enfant. Par exemple, le fermier lui enseignait les rudiments du travail de la terre. La femme apprenait à sa fille comment tenir une maison. Clichés, soit, pourtant, ces préceptes ont été bien vivants et ils définissaient comment l’éducation était alors donnée aux enfants.
Le monde étant dorénavant en constante évolution, il semble aujourd’hui impossible de savoir à quoi il faut véritablement préparer son enfant. Donc, on le prépare à tout! L’éducation de base ne suffit pas, on offre donc à nos enfants des cours parascolaires. Sport, science, art : le parent veut à tout prix que son enfant soit heureux et, pour ce faire, il essaie de lui ouvrir toutes les portes possibles.
Le modèle familial a lui aussi changé. Il n’y a pas si longtemps, la plupart des mères étaient à la maison, alors que le rôle du père était de subvenir aux besoins de sa famille. Aujourd’hui, ce modèle n’est plus la norme, puisque les femmes ont à leur tour gagné le marché du travail. Paradoxalement, sans avoir réduit leurs heures de travail, les pères n’ont jamais été aussi actifs dans la vie familiale. Dans le même ordre d’idées, les femmes passent plus de temps avec leurs enfants aujourd’hui qu’en 1965, alors que la plupart d’entre elles étaient femmes au foyer. C’est donc évident qu’il est plus demandant d’être parent aujourd’hui qu’à l’époque de nos parents.
La quête du bonheur
Le point sur lequel tous les parents s’accordent, c’est qu’ils veulent que leurs enfants soient heureux. Seulement, le bonheur est quelque chose de flou et, dès lors, il devient difficile à atteindre. Jennifer Senior croit que c’est exactement là que se situe le problème : les parents se mettent beaucoup trop de pression.
On remarque d’ailleurs que ce qui était bon pour nos parents n’était pas assez bon pour nous, et ce qui était bon pour nous ne l’est plus assez pour nos enfants! Pourtant, nous ne nous en sommes pas trop mal tirés, non? Et si on avait des objectifs plus clairs, plus simples, et plus faciles à atteindre que le « bonheur » de nos enfants? Voilà une des pistes vers laquelle Jennifer Senior nous dirige. Si, par exemple, on focalisait davantage sur des valeurs simples, qui pourraient faire de nos enfants de meilleures personnes? Peut-être qu’au final, tout le monde se sentirait mieux…
Évidemment, avoir un enfant est quelque chose de merveilleux, et avouer que ce n’est pas facile tous les jours ne fait pas de nous de mauvais parents. Au contraire, accepter et prendre du recul sur cette situation pourrait, au contraire, nous permettre de trouver des pistes de solution.