Malgré tous leurs efforts, rien ne semblait fonctionner. Alors je lui ai raconté l’histoire de Charlie, mon caniche royal.
Charlie se prend pour un lion.
Tout de suite après sa naissance, il a été abandonné et, après avoir trottiné pas mal, il a abouti sur une ferme où l’on élève et dresse des animaux exotiques pour le cinéma. Le propriétaire a simplement saisi Charlie d’une main, a ouvert la porte de la grange où vivent les lions et l’y a déposé en se disant : si jamais t’es toujours vivant demain, on verra ce qu’on fait de toi. Le lendemain, il a trouvé le minuscule caniche royal couché bien tranquille entre les pattes croisées de la lionne dominante. Elle lui faisait une toilette minutieuse à grands coups de langue. Le dresseur a trouvé l’arrangement excellent et ne s’en est plus mêlé.
Charlie a passé les deux premières années de sa vie avec les lions. Son imprégnation, toute sa socialisation, son régime alimentaire, ses jeux, son code de comportements; il a tout appris des lions. Loin des humains et des autres chiens.
Aujourd’hui, Charlie a six ans et il est convaincu d’être un lion. Il n’agit pas toujours comme un chien. Il n’aime pas les autres chiens, parce qu’il ne les reconnaît pas comme étant de son espèce. Charlie marche comme les grands félins et fait sa toilette comme eux : en se léchant de bord en bord. Il y a un mois, il a chassé un lièvre et l’a dévoré tout cru. Quand j’ai adopté Charlie l’automne dernier, il nous faisait connaître son désir de jouer en nous sautant dessus, la gueule ouverte... et comme il lui arrivait de la refermer sur un bras ou une jambe, ça vous donne une idée de la réputation qui l’accompagnait en arrivant chez moi. Charlie était un chien « à problèmes »!
C’est vrai seulement dans la mesure où on « voit » Charlie à travers nos lunettes de chiens. Dès qu’on met nos lunettes de lion, toute la perspective change et nos attentes sont totalement transformées.
Après deux semaines avec Charlie, j’ai fait des recherches avancées sur les lions : leurs comportements en captivité, leur nature, leurs jeux, leur socialisation. Et c’est là que j’ai compris que Charlie voulait jouer quand il sautait sur nous la gueule ouverte.
Luce, comme tant d’autres parents, a une petite fille élevée par des lions. Je ne suis pas en train de dire que la petite est un animal; je suis en train de dire qu’elle aussi nous offre des réponses différentes de celles auxquelles on s’attend. Quand ça arrive, nous disons qu’elle est anormale, parce que nous nous référons à un bagage d’informations, à propos des enfants, qu’on appelle la norme.
On oublie que la norme, c’est seulement notre bagage de références communes. Ce n’est pas la vérité. Ce n’est pas le bien.
Charlie agissait absolument normalement, conformément à son histoire. Il n’était pas déviant dans l’absolu. Il était simplement issu de quelque chose que je ne connaissais pas. Et c’était à moi d’apprendre ce monde, sa culture, ses codes afin de l’aider à trouver un chemin pour vivre avec des humains. Et c’est exactement ce que j’ai fait.
Peut-être est-il temps d’honorer ces êtres qui ne ressemblent pas à ce que l’on connaît et ne nous donnent pas les réponses que nous espérons. Sans doute que cette enfant ne correspond pas à la norme. Mais plutôt que de rester coincée devant le fait que sa fille ne correspond pas à la norme, pourquoi ne pas partir du principe qu’elle est normale, dans une autre norme? En changeant de lunettes, nous cesserons de lui offrir un regard sur tout ce qui ne fonctionne pas pour entrer dans un regard qui cherche comment elle fonctionne.
Autrement, nous ne trouverons jamais le chemin qui nous mène à elle, et elle à nous. Et n’est-ce pas ce qu’on veut?
